Les poupées russes
(Vaucresson)
Nous parlions des lieux de nos premiers pas, à quel point nous en étions imprégnés, souvent inconsciemment. Pour Amaury c’était les Pays-Bas, pour moi c’était le Sénégal. Nous parlions de cette soudaine familiarité qui advient là où l’on ne s’y attend pas. Amaury m’a alors raconté cette histoire:
Élisabeth et Michel, ses parents, étaient partis quelques jours visiter Moscou. Ce fut un merveilleux séjour, si ce n’est qu’Élisabeth fut prise d’une subite passion pour les poupées russes. Elle ne voyait que ça, indifférente aux dômes d’or et de sucre d’orge de la cathédrale Basile-le-Bienheureux, elle ne résistait pas à une petite poupée de bois peint qui attendait sur l’étagère encombrée d’une misérable échoppe. Frénétique, compulsive, elle en achetait par dizaines. Michel ne comprenait pas, il attendait chaque fois patiemment Élisabeth à la porte des boutiques. Michel était très amoureux, donc patient, mais tout de même inquiet.
Au retour, il fallut une valise supplémentaire pour tous ces achats. À la douane, l’astronomique quantité de poupées gigognes intrigua les douaniers qui, soupçonnant quelque douteux trafic,
ouvrirent une à une toutes les poupées. Ils n’y trouvèrent que d’autres poupées qui contenaient d’autres poupées qui contenaient… Cela dura si longtemps que l’avion décolla avec un retard conséquent. Michel se demandait où ils allaient poser toutes ces poupées, il faudrait sans doute de nouvelles étagères, il les fabriquerait, pour Élisabeth.
Quelques jours après leur retour, ils se rendirent un dimanche chez les parents d’Élisabeth. Traditionnel repas dominical, poulet frites, éclairs café ou chocolat, dernières nouvelles, les enfants et l’école, la santé, et de plus en plus souvent, avançant en âge, la rubrique nécrologique. Ce jour là, il y eut un merveilleux sujet de conversation, le voyage à Moscou. Michel avait apporté quelques photos, Élisabeth, quelques poupées.
Quand Michel raconta la soudaine manie d’Élisabeth, sa mère éclata de rire, un rire chaud, un rire qui emplissait toute la maison, un rire qui semblait venir de très loin. Elle raconta à Michel que pour ses un an Élisabeth reçut en cadeaux une de ces poupées de bois qu’elle garda longtemps dans ses petites mains, la tournant dans tous les sens, la portant à sa bouche, suçotant le bois rouge. Le jouet devait être quelque part dans la maison, entre trois livres et deux bibelots.
Amaury conclut en me disant qu’il y avait maintenant chez lui et chez chacun de ses frères et sœurs au moins une poupée russe sur une étagère.
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