vendredi 16 novembre 2018



Soublecause, Valse pour deux vaches et un héron


(Sur la D37, Lupiac, Gers)

Soublecause. C’est là que Rick a échoué hier soir. Un drôle de nom, pas musical pour deux sous, mais plein de sous entendus. Échoué là, sur les côtes de Madiran, comme un saumon désorienté.
C’était une période sans, entre deux. Une tournée qui s’était achevée en beauté, un disque dans les bacs. Fallait passer à autre chose, changer de costume, pourquoi pas de coiffure. Chaque fois la même difficulté entre deux projets, une cigale qui aurait du mal à muer.
Soublecause. Saoul, soluble,  noble cause. Se dissoudre dans la terre grasse du Gers avec quelques verres de Floc ou d’Armagnac.
Il y a quelques années il avait joué au festival de jazz de Marciac, sous le grand chapiteau. Il y avait eu un orage apocalyptique, le concert avait été interrompu. Il avait fini la nuit avec une bénévole trempée qui connaissait tous ses morceaux. Ils s’étaient promis de se retrouver ici en hiver quand la ville est déserte. On dit, on promet et puis, le temps passe…
Soublecause. Quelles causes? il y en avait tant qui le mettaient en rage. Alors dans ces moments d’entre deux, il ne choisissait pas, il baissait les bras. Trop facile! Il n’allait quand même pas enfiler un gilet jaune. Mauvais goût. Pas les bons combats. En mauvaise compagnie.
Ben tiens, je vais rouler, je vais voir le Gers en Automne, faut que je me défeuille. Il s’est tiré, dans sa vieille Citroën, il a tracé tout droit vers le pays du foie gras.
Une douceur exceptionnelle. Il a roulé vitre baissées avec un CD de Mélanie de Biasio. Il aimerait la rencontrer, elle a un truc, cette beauté des matins brumeux où on peut tout imaginer, la mélancolie d’une nappe de brouillard qui lentement se dissipe, laisse entrevoir ce qu’on n'attendait plus.
Il roulait. Les arbres, les vignes, jaunes, jaunes, rouges, fauves. La voix de Mélanie de Biasio.
Un héron qui s’envole, large. Des nuages comme un matelas dans le ciel.
Soublecause. C’est là qu’il s’est arrêté. À cause du nom, à cause… Ça tombait bien, il y avait une auberge. Les patrons étaient sympas, elle, avait un accent belge, tous les deux bien en chair, deux lunes pour veiller sur les voyageurs. Il n’y avait que deux clients, lui et un représentant en produits agricoles. Rick a préféré ne pas engager la conversation au dîner, l’homme avait un air à frayer avec le chimique, fallait pas troubler l’harmonie du lieux.
Dans la chambre, il  a eu un choc. Au dessus du lit, la reproduction d’un tableau de Paul Delvaux, Nuit de Noël, un train, un quai de gare, la lune pleine, une femme, une femme enfant, de dos sur le quai, blonde, en robe rouge, au premier plan. L’un de ses tableaux préférés. Souvent il s’était dit qu’il chercherait cette femme toute sa vie. Elle existait forcément.
Plus Rick regardait le tableau, plus il pensait à la jeune femme de Marciac, c’était loin, mais il se souvenait maintenant de sa taille fine et de sa robe mouillée, une robe rouge.
Rick n’a pas fermé l’œil de la nuit, il entendait des trains, des sifflements de locomotive. C’était le bruit des trains d’avant, un rythme qui balance, pas comme ceux de maintenant qui foncent dans un souffle. Il a pensé à Gabin dans la Bête Humaine, cet homme persuadé que l’alcool qui coulait dans les veines de ses géniteurs était la cause de sa folie meurtrière.
Ça valsait dans sa tête, des idées noires puis des femmes, des femmes puis des idées noires, des idées noires puis des femmes, toute vêtues de rouge, blondes, une taille de guêpe.
Au petit matin les idées noires s’en allèrent à l’instant où il se souvint précisément de la sensation de sa main sur la taille de la femme de Marciac, un accord parfait.
Dehors le paysage s’était dissout dans le brouillard, un chien aboyait, des oiseaux chantaient, des oiseaux de printemps en novembre.
Rick a repris la route. Doucement, visibilité quasi nulle. Il tapotait sur le volant. Pas de radio, ni CD. C’était dans sa tête que ça prenait corps. Le train qui balance, les talons sur le quai, le chien, les oiseaux, la mélodie qui se met en place, une mélodie qui lisse, qui tire et qui resserre.
Il le tenait, c’était parti, la cigale muait, un disque à dédier à la fille de Marciac.
Il roulait depuis une bonne heure quand le brouillard s’est levé.
 Il s’est arrêté sur le bord  de la route, Il a fait trois pas dans l’herbe humide, il a pissé dans un ruisseau en regardant le paysage, il a pensé à un titre: Soublecause, Valse pour deux vaches et un héron.


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