lundi 15 janvier 2018


Bandiagara


(Tulle, 18 décembre 2017)

Antoine est né derrière un arbre pendant les moissons, il est venu comme ça, en moins de deux  disait sa mère. Il avait toujours été un garçon facile. Sa seule exigence était de vivre le plus souvent dehors, été comme hiver. Sans doute parce que son premier contact avec le monde fut une feuille morte et quelques brins d’herbes. Il fut impossible de le tenir à l’école, il préférait les fossés et les futaies aux bancs de bois, les nuages au tableau noir. Naturellement, il prit la suite de ses parents à la ferme. Il lui fallut attendre quarante ans pour se marier. Déjà que plus une femme ne voulait épouser un agriculteur, mais de plus un homme qui l’hiver dort toutes fenêtres ouvertes et l’été place son lit au milieu du potager…Il finit par rencontrer sur le marché, un jour où il était venu y vendre trois poules (Une Plymouth et deux Javanaises), une jeune femme qui parlait aux volailles et au bétail. Elle s’appelait Aurore, habitait en ville et travaillait au crédit agricole. Les jours de marché, elle déambulait là où se vendaient gallinacés, lapins et canards, les dimanches elle partait aux champs parler aux vaches et aux chevaux . Son travail l’ennuyait, son patron l’importunait, son appartement l’étouffait. Antoine fut son sauveur. Ce jour là, au marché, Aurore se prit d’affection pour la magnifique Plymouth d’Antoine, un animal d’origine américaine au plumage blanc et noir.
À l’instant où Aurore se pencha sur la cage pour s’entretenir avec la volaille, son corsage craqua libérant un sein généreux, Antoine fit oh, Aurore fit eh. Un mois plus tard il se marièrent, la Plymouth et les deux Javanaises, qu’Antoine avait renoncé à vendre, en demoiselles d’honneur.
Antoine et Aurore s’entendaient à merveille, les bêtes pouvaient circuler en liberté dans la maison qui n’était jamais fermée; aux beaux jours, le potager devenait une chambre magnifique où le lit en bois trônait entre les pieds de tomates et de haricots, un lit assez grand pour y accueillir en sus d’Aurore et d’Antoine, deux chats et un chien.
Ils vivaient ainsi, à l’écart, se contentant de peu, sans rien demander à personne.
Jusqu’au jour où des hommes avec des gilets jaunes, des casques de chantier et des instruments de mesure vinrent rôder autour de  la ferme. Puis des hommes en costume avec des attachés-cases firent des propositions. Antoine et Aurore n’eurent pas trop le choix. Ils furent expropriés pour laissait passer une superbe autoroute que personne ne fréquenterait, ils  furent modestement indemnisés et relogés à l’avant-dernier étage de l’un des ces deux immeubles qui surplombent la ville. De toute façon, vu leur âge , ils seraient bientôt en cessation d’activité. Cessation d’activité, cela faisait parti des expressions qu’Antoine avait du mal à comprendre. Il aura toujours quelque chose à faire, même si nourrir ses bêtes se résume au chien, au chat et aux moineaux qui se posent sur la terrasse.  C'est comme cette autre expression qu’utilisait Aurore quand elle travaillait encore au Crédit Agricole, optimisation. Si agrandir les fenêtres et mettre son lit dehors c’était de l’optimisation, alors oui, il comprenait, mais manifestement il s’agissait d’autre chose.
Ils avaient donné les bêtes, sauf le chien, un bâtard roux avec une oreille fendue, et un chat gris dont la queue cassé faisait un drôle d’angle droit - Aurore l’avait un jour retenu in extrémis par la queue, la lui rompant, alors qu’il allait s’écraser en bas -.
Antoine sut s’adapter. Il installa un fauteuil à bascule sur le balcon. On voyait suffisamment loin, et c’était bien. Aurore par contre ne survécut pas à ce brusque changement, trop de mauvais souvenirs en ville. Ses animaux lui manquaient terriblement. Elle dépérit, puis s’éteignit un soir d’automne sur le balcon dans les bras d’Antoine en regardant passer un vol d’oies sauvages.
Antoine, le chien, le chat et les moineaux se consolèrent tant bien que mal.
Maintenant Antoine passe ses journées, ses nuits, quand le temps le permet, sur le balcon, en se balançant sur son fauteuil. Christiane, une jeune malienne vient trois fois par semaine. Elle fait le ménage, la cuisine, les courses, et passe du temps avec Antoine. Antoine lui parle d’Aurore et Christiane lui parle des siens et de son pays.
Ce matin elle lui a parlé des villages Dogons aux pieds des falaises de Bandiagara. Alors ce soir Antoine se balance doucement, une tasse de café à portée de main. Son  transistor diffuse en grésillant une chanson de France Gall, le chien et le chat dorment à ses pieds, il se dit qu’il est au sommet des falaises et qu’Aurore n’est pas loin, dans l'une de ces grottes sacrées.

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