Une bouteille de Rakia et un Christ en ivoire
(Sur l’A10, 24 février 2018)
Ils étaient une petite communauté installée sous un périphérique. On tenait le coup en se racontant ses exploits, en dévoilant les trouvailles de la journée, un christ en ivoire sans tête pour l’un, un porte feuille contenant trente euros et la photo d’une starlette pour l’autre, ou encore un lot d’assiettes de Lunéville aux motifs de chasse, un blouson de cuir avec un prénom inscrit sur le dos, un numéro de Point de Vue et Images du Monde, une couverture de laine, un nain de jardin, une poupée Barbie, une chaise en parfait état, un sapin artificiel et quelques guirlandes. On décorait la place, on comptait ses pièces, on buvait de la mauvaise bière, on jouait aux cartes, on vivait, on ne rêvait pas, on profitait de chaque instant pris sur l’hiver.
Ce matin la troupe les a chassé. Tout a été détruit, les tentes, les abris de fortune, les décorations.
Les hommes en uniforme leur ont à peine laissé le temps de réunir quelques affaires. Ils ont été conduits hors de la ville.
Justin s’est retrouvé seul en rase campagne. Un chauffeur routier l’a emmené vers le sud. C’était un serbe qui parlait mal le français. Il transportait du matériel électroménager, des grille-pain, des robots mixeurs et des aspirateurs. Il lui a parlé de sa femme et de ses enfants qu’il ne voyait pas souvent. Il y avait leurs photos sur le pare-soleil. Il y avait aussi un christ en plastique, entier celui-ci, accroché au rétroviseur. La radio marchait en continu. Elle annonçait de fortes chutes de neige et des vents violents.
Justin écoutait d’une oreille distraite. Il somnolait dans la chaleur de l’habitacle. Parfois il acquiesçait en souriant. Justin connaît les solitaires qui ont besoin de parler.
Ils se sont séparés sur une aire de repos. Le chauffeur a offert une bouteille de Rakia à Justin, celui-ci lui a donné le christ en ivoire décapité sauvé du désastre. Ils se sont souhaité bonne chance et le camion a repris la route.
Il faisait beau, difficile d’imaginer la tempête annoncée. Les vestiges en bétons de constructions abandonnées feraient un excellent abri. Et puis il y avait des arbres, de quoi se faire un lit de feuilles mortes. Justin avait besoin de ce parfum d’humus. Désormais il ne mettrait plus les pieds en ville. Trop violent.
Justin est blotti dans son vieux sac de couchage. Il boit le Rakia à petites gorgés. L’alcool brûle la gorge. Deux blocs de béton en forme d’enclume lui rappelle son grand-père, un maréchal-ferrant qui lui a donné l’amour des chevaux. La première fois que le vieux lui a laissé limer les sabots d’un cheval, il était terrifié à l’idée de faire mal à l’animal. Il lui a fallu du temps pour comprendre qu’il n’y avait rien à craindre. Du temps pour comprendre que la douleur ne se logeait pas toujours où l’on croit.
Justin s’endort lentement rêvant de chevauchées aux pieds de monts enneigés. Il y a longtemps qu’il n’avait pas rêvé. C’est bon. C’est la première fois qu’il boit du Rakia. Puisse l’hiver l’épargner encore.
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