mardi 21 mai 2019



La chair du livre


(Tulle, Corrèze)

Combien a-t-on fait aux fleurs d’étranges confidences…(R.M. Rilke, Vergers)
Un fil de fer traversait la cuisine, en diagonale, d’un coin à l’autre. Y étaient  accrochés par des pinces de plastique des dessins, des cartes postales, des articles et photos de magazines, certains là depuis longtemps, pâles et jaunis.
Nous étions trois, attablés autour d’une table ronde sous cette guirlande de papiers. Ma tante Lotte, une vielle dame assez forte aux cheveux gris sales et raides, marquée d’un gros grain de beauté poilu sur le menton, une ravissante jeune femme d’à peine dix huit ans, mince et blonde, à la peau brune, et moi, jeune homme de passage.
Lotte avait été l’épouse de Jean Carrive, traducteur de Kafka, protégé de Breton, signataire du manifeste du surréalisme, ami de Balthus et de Pierre Klossowski. J’avais plaisir à lui rendre visite à la Girarde, près de Sainte-Foye-la-Gande, dans sa vieille maison de pierre où chaque pièce avait sa bibliothèque recelant des trésors. Lotte, d’origine allemande, avait été professeure d’université. D’une grande culture, elle était restée extrêmement ouverte et curieuse quoique qu’un peu docte. Nos conversations était un régal.
Après avoir parlé de Peter Brook et de Matthias Langhoff, dans cette grande cuisine dont Lotte était le centre nous mangions en silence un délicieux potage de légumes. Soudain, Lotte et la jeune femme, après avoir posé leur cuillère, se mirent à réciter ensemble, se répondant l’une l’autre, en allemand, un poème de R.M.Rilke. Je ne comprenais rien mais fut saisi par la grâce de cet instant. La beauté de l’une, la laideur de l’autre, leur voix, l’une sèche, légèrement rauque, l’autre plus douce, aux accents moins marqués, les dessins qu’un léger courant d’air faisait trembler  au dessus de nos têtes, le fumet du potage, la faible lumière produite par l’unique ampoule au plafond de la pièce, il me sembla alors faire corps avec le poème, goûter à la chair du livre.

1 commentaire:

  1. Quel délicieux souvenir, nous en goûtons accent et fumet.
    (J'en profite pour faire un détour chez Rilke ce matin, il y avait longtemps, merci du rappel)

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