jeudi 3 décembre 2020

 

Mon père, ce héros...


(Vaucresson, 12 novembre, 21h 20)


Gris, son père était gris. Le visage gris, fermé, lisse. Une seule ride, entre les yeux, la ride des gros yeux disait-il enfant. Jamais il ne l’avait vu sourire, ni pleurer, aucune émotion, jamais, si ce n’est une colère froide provoquée par sa propre maladresse. Sa voix devenait alors plus grave, la ride des gros yeux se creusait, ses mouvements se faisaient plus lents. 

Cordonnier, son père était cordonnier. Un petit cordonnier en blouse grise qui travaillait seul dans une petite boutique grise dont la porte vitrée trop lourde frottait sur le carrelage avec un insupportable crissement chaque fois qu’un client entrait. Il travaillait de sept heures à dix neuf heures, d’une ponctualité irréprochable. Il avait aussi une machine pour faire les doubles de clés.

La machine était bruyante, plus que la machine à coudre et les coups de marteau, on l’entendait jusque dans le petit appartement qu’ils habitaient au dessus de la boutique. On l’entendait plus souvent avant les vacances, on avait sans doute plus besoin de doubles à ce moment là.

Chaque vacances son père les envoyait lui et sa mère au Tréport où ils logeaient à l’hôtel de Calais. Les chambres y étaient délicieusement colorées de vif, on voyait la mer par la fenêtre, verte ou bleue ou rouge, un enchantement. Lui ne venait jamais. Il disait refuser de fermer la boutique.

La boutique grise. La seule fantaisie, si on peut appeler cela une fantaisie, était une statuette de la vierge posée dans une niche sur la façade, une vierge d’un bleu pur qui ne semblait jamais pâlir ni s’écailler.

Adolescent, il avait imaginé que cette effigie bleue sur le mur était le portrait de la maîtresse cachée de son père. Dans les autres familles, on se disputait, on criait, on se rabibochait, on riait. Chez eux c’était le calme plat. Sa mère aussi était devenue grise, imprégnée du gris de son homme. 

Pour ne pas « griser » il lui fallait inventer. Il aurait voulu un père volage, un marin aux femmes dans chaque port, un héros des quarantièmes rugissant, un aventurier des mers du sud, un contrebandier de Moonfleet.

Son père n’était et ne serait qu’un petit cordonnier gris qui jamais n’aura fait de vagues.

Il y eut bien quelques soudaines absences qui ne duraient  que rarement plus d’un week-end. Il prétextait alors un congrès de cordonniers, une exposition de maroquinerie ou un défilé pour chaussures haute couture. 

Il avait imaginé son petit père tout gris en blouse grise dans un palace assis entre deux stars du cinéma assistant au défilé de mannequins, son petit père tout gris fixant d’un œil brillant un lacet de cuir vernis s’enroulant autour d’une fine cheville.

Bien sûr, quelque chose clochait.

À vingt deux ans il avait fui ce gris éternel. Il entama une brillante carrière dans l’architecture d’intérieur et la décoration. Sa réputation sur son art d’agencer les couleurs grandit de jours en jours.

Il ne voyait plus que rarement ses parents. Chaque fois il apportait un magnifique bouquet de fleurs. Il n’aurait de cesse de conjurer le gris, même lorsque cette couleur devint à la mode chez les architectes.

Son père prit sa retraite à soixante dix ans. Personne ne reprit la boutique, il vendit les machines.

La vierge dans sa niche pâlit puis se décrépit.

Cinq ans plus tard le petit homme gris mourut, comme ça d’un coup, sans que l’on sache de quoi.

À l’enterrement il n’y eut quasiment personne. Son père n’avait pas d’amis. Il y eut juste quelques anciens clients aux voix chevrotantes et un homme en manteau noir, distingué, coiffé d’un feutre noir, un homme que personne n’avait jamais vu par ici qui se présenta, avec un accent des pays du nord, comme un camarade de classe, ce furent ses mots exacts, de son père.

Quelques mois plus tard sa mère mourut de la même façon, comme ça d’un coup, sans que l’on sache de quoi. On avait dit de chagrin, mais il ne l’avait jamais vue pleurer.

À son enterrement l’homme en noir était là à nouveau. Il portait un œillet blanc à la boutonnière.

Il avait enterré ses deux parents au cimetière du village. Son père, prévoyant, avait réservé et payé la concession. Il avait même payé d’avance une pierre tombale de granit gris avec deux clous, deux clous de cordonnier, gravés sur la pierre, pas de nom, seulement deux clous.

Il avait du chagrin. Il fut surpris d’avoir tant de chagrin. Le gris le rattrapait.

Il fallait vider la boutique, l’appartement, et vendre. Il fallait le faire vite. Vendre cet ennui, ce vide grisonnant.

Il y a longtemps qu’il n’avait plus mis les pieds dans la boutique.

Il trouva sous la caisse enregistreuse un petit tiroir, un petit tiroir plein. Il le vida sur l’établi.

Il y avait un dé, une broche en forme de tortue, deux boutons de manchettes, une épingle à cravate en argent, trois balles de révolver et un bouton d’uniforme. Et surtout une impressionnante collection de pochette d’allumettes, de ces pochettes qu’on trouvait dans les hôtels quand fumer n’était pas aussi mortel.

Immédiatement il prit une pochette, l’ouvrit pour voir s’il n’y avait pas un numéro de téléphone inscrit à l’intérieur, comme cela arrive si souvent dans les films noirs.

Il y avait un numéro de téléphone...Il ouvrit toutes les pochettes, il trouva trois numéros de téléphone différents et un quatrième, rayé, sur un billet de cinq marks finlandais. Chaque fois c’était la même écriture.

Quatre numéros de téléphone dont un rayé… Trois balles de révolver….

Et si son père avait été un gangster, un tueur, un mafieux? Ou un espion?

Et si son père n’avait jamais été ce que son fils croyait qu’il fut, un petit homme gris qui réparait les chaussures?

Et si… Jamais il ne ressentit une telle joie.


1 commentaire:

  1. Another great story-- I often wished my father had been Robert Mitchum or Stewart Granger. My father was an educated capable stockbroker, but I wanted him to be able to sneer at bad guys and beat them in swordfights or quick, decisive fist fights. Then 50 years ago he fought cancer. And even as he lay dying I knew he was kicking the crap out of his enemy. My story is not so interesting, but it is true. Stay safe, Pierre.

    RépondreSupprimer