mardi 12 janvier 2021


Le Grand Tabor 


(Forêt de Rambouillet, 9 janvier, 16h)

Archibald Letabor, dit Archi ou le grand Tabor, n’était ce jour là plus grand chose. Un anonyme aux cheveux gris perplexe devant sa glace, étonné de n’avoir pas remarqué plus tôt à quel point il avait les paupières tombantes. Le grand Tabor avait les paupières tombantes. Une peau flasque qui petit à petit couvrirait ce regard foudroyant qui fit son succès.

 Archibald Letabor incendiait depuis bientôt quarante ans les scènes des grands boulevards. On se pressait aux sorties des artistes pour obtenir des autographes. Il signait Archi d’un geste ample en fredonnant le générique de Zorro et foudroyait du regard son admirateur. Les femmes rougissaient, tremblaient, certaines se pâmaient mais jamais le grand Tabor n’avait abusé de son pouvoir. Le souffle de ces foules effervescentes lui suffisait. Archi aimait une femme, une seule qui depuis longtemps l’accompagnait. Il l’appelait Papillon à cause des ses paupières battant à la moindre émotion. Elle était d’une grande discrétion et ignorait la jalousie. Archi se sentait si libre qu’il en était d’autant plus fidèle.

Mais voilà qu’on avait fermé les théâtres à cause d’une vilaine pandémie. Cela faisait maintenant trois ans. Le grand Tabor n’était plus. Archi était comme un feu qui s’éteint, aucun spectateur pour souffler sur ses yeux de braises. Il y avait bien Papillon, mais c’était insuffisant. Il lui fallait l’étreinte d’une foule qui le regarde et l’écoute en frémissant.

Archi regardait son reflet dans la glace, une image si parfaitement entretenue pendant toutes ces années. Et voici que ses paupières tombaient.

Soudain il vit son visage entier glisser le long du miroir, couler dans le lavabo puis s’en aller par le siphon. Le reflet avait disparu, le grand Tabor n’était plus.

Il se sentit sombrer. Mou, mou, je suis mou…Comme une tranche de pain perdu, pensa-t-il. L’image culinaire, l’un des plats que réussissait particulièrement Papillon, lui redonna un peu d’énergie. Il entendit alors l’eau couler dans les tuyaux, ou plutôt son reflet qui s’en allait. Il suivit la tuyauterie jusqu’à sa sortie vers l’égout, une plaque devant la maison. Il souleva la plaque, descendit dans le conduit nauséabond. Son visage était là qui s’en allait dans le sombre tunnel. Il le suivit en pataugeant, il marcha ainsi dans l’obscurité, de l’eau fangeuse à mi cuisses, jusqu’a ce que le conduit s’ouvre sur une rivière. Il lui fallut alors nager dans le courant derrière son visage distendu. Au détour d’un méandre surplombé de hautes falaises calcaires, il s’échouèrent lui et son visage sur une plage de gravier où viennent boire les bêtes. Il s’endormit épuisé à côté du visage immobile dans une flaque.

Au crépuscule un grand cerf s’approcha, bu toute la flaque, puis un peu plus de la rivière, et lécha l’homme jusqu’à ce que le contact de la langue humide et rugueuse sur sa joue le réveille.

Le grand cerf soufflait sur ses yeux de braises.

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