mercredi 27 janvier 2021


Quelques galets blancs

(Trenez, Finistère, 18 septembre 2019)

C’était un jeu de mémoire, une prière au père disparu en mer.

On n’avait jamais su. On avait dit que le navire avait brûlé avant même d’atteindre la zone de pêche. Aucunes traces. Elle restait seule avec quatre enfants. Ils avaient recouvert la grande table d’un drap blanc, ils y avaient placé une photo du père et une croix de cire et ils avaient veillé toute la nuit, chacun assis sur sa chaise. La chaise du père restait à sa place, vide, en bout de table.

C’est ainsi qu’on faisait sur ce coin de terre où souffle un vent chargé d’embruns. Au matin on allait au cimetière déposer la croix et la photo dans une niche sur un monument dédié aux marins perdus en mer.

Elle avait tenu, un bout de terre, une pension, elle avait tenu avec peu mais sans une plainte.

Un jour de tempête et de grande marée, la mer avait porté une poutre calcinée au fond d’une crique à deux pas de chez eux.

Elle fut persuadée que c’était un élément du navire sur lequel son homme s’en était allé, le navire qu’elle avait vu disparaître dans la brume un matin de novembre, le navire dont on avait dit qu’il avait été torpillé par un sous-marin en exercice, ou qu’il avait brûlé suite à la négligence d’un capitaine alcoolique ou qu’il avait été foudroyé au cours d’un des plus terribles orages que l’on ait jamais vu, autant de rumeurs qui circulaient au pays, parfois à voix basse au fond des cafés, d’autres fois avec colère sur la place du marché. Ils étaient neuf hommes à bord, neuf disparus, et personne ne savait ce qui s’était passé.

Elle avait déposé dans un sillon du bois brûlé quatre galets blancs, un pour chacun de ses enfants. Ainsi le père continuerait de veiller sur eux. Elle se souvenait comment il avait tenu le petit dernier dans ses mains noires, la tête minuscule reposant sur la paume, le regard émerveillé de cet homme, un dur, un taiseux, qui se révélait d’une infinie tendresse.

Les enfants avaient grandi. Puis ils étaient partis. À chaque départ elle ôtait une pierre qu’elle lançait à la mer. Ils s'étaient mariés, ils avaient eu des enfants, elle avait déposé de nouveaux galets, pour chacun de ses petits enfants. Les petits enfants se marièrent à leur tour,  elle lança des galets et en trouva de nouveaux, toujours blancs.

Les yeux fermés elle savait au toucher à qui correspondait chaque pierre. 

Souvent elle venait au fond de la crique, elle prenait les galets dans sa main, les faisait tinter.

Elle les faisait tinter, les replaçait dans leur écrin puis s’en retournait vers sa petite maison de granit, solitaire sur la lande, où elle attendrait patiemment que ses arrières petits enfants, ses petits enfants et ses enfants viennent lui rendre visite. 

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