La Huitième Armée
(Rijks Museum, Amsterdam, 30 octobre 2015)
Le fleuve impétueux emporte hommes et chevaux. Le lieutenant Richard est assis sur la pierre froide, le regard vide, d’une insondable tristesse. Ses camarades viennent de disparaître dans les eaux glacées. La barque gît retournée, échouée sur un rocher au milieu de la rivière. Déjà les poissons affamés se repaissent des chairs déchiquetées.
Richard caresse le plumeau de son casque posé à ses pieds. Un geste lent, infiniment doux, les doigts qui passent et repassent sur le poil, un geste pour oublier les marches forcées, les pieds blessés et gelés, les membres arrachés, la dysenterie, le scorbut, le choléra, un geste qui va et vient sur la plume rouge de Casoar. Les doigts sur les ailes d’un oiseau, fuir l’effroyable tintamarre.
Il aurait fallu inventer le tracteur, un puissant tracteur, y atteler cette terre ensanglantée, la tirer jusqu’à la Baltique, l’y déposer en offrande aux marées, puis labourer et semer à nouveau, blé, sarrasin, luzerne et colza, y planter de nouveaux étendards, étendards sans appartenance dont nul conquérant narcissique ne pourra jamais s’emparer.
Richard se relève, remet son casque, le sang poisse, la boue colle.
Richard suit la rive d’un pas lourd. Il est seul, absolument seul.
Une grue cendrée se pose à quelques pas. Cet homme sans force ne l’effraie pas. Elle s’approche, tend le cou, bat des ailes. Richard frémit. Il entend la voix d’Hélène lui chuchoter: Encore un peu mon amour, encore un peu.
Alors Richard accélère, entonne une chanson, à mi-voix, d’abord puis de plus en plus fort, une chanson de marin, de port et d’espoir, une chanson à boire.
Quand Richard rentre en France, six mois plus tard, il est méconnaissable, les joues creuses, une longue barbe, les cheveux blanchis.
Hélène le serre dans ses bras. Elle l’a attendu. Il est si maigre. Où est ce grand corps qu’elle étreignait autrefois? Qu’est devenu la flamme de son regard?
Il faudra du temps, il faudra parler, raconter, raviver l’œil. C’est elle qui parlera la première, oui, il faudra du temps, le laisser revenir à elle.
La première histoire qu’elle lui raconte est celle de cette grue cendrée qui s’est un jour posée dans le jardin. L'oiseau avait une plume rouge.
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