Le cor
(Venise, 23 janvier 2018)
Quand Marco aura de quoi se payer un moteur, il finira de retaper sa barque et il emmènera Rosetta voir le coucher du soleil sur Torcello. En attendant, il peint. Il n’y a pas grand monde pour lui acheter sa peinture, de grands visages naïfs en aplats de couleurs. Les tableaux s’entassent dans son minuscule appartement. Il en a offert un à Rosetta. On y devine une femme au visage longiligne portant de longues boucles d’oreilles orange et turquoise. Rosetta tient un bistrot dans le Dorsoduro. Marco lui a dit: « ça ira bien sur les murs du café ». Elle l’a à peine remercié, n’a pas accroché le tableau.
Ce n’est pas la première fois qu’une de ses toiles finit cachée dans un coin. Ce n’est pas grave, ça ne l’empêche pas de peindre, il ne peut pas s’en empêcher, il en a besoin, il doit dessiner ces visages qui hantent ses pensées.
Aujourd’hui il peint un homme grand, mince, torse nu, les os saillants, de grandes oreilles décollées, une barbe rousse, des yeux noirs et une casquette blanche. L’homme joue du cor. Marco a plus de difficulté à peindre le cor que le visage. Parfois il aimerait peindre les objets de façon si réalistes qu’ils se mettent à exister là sous ses yeux. Ainsi il pourrait peindre le moteur de son canot. Mais non, le réel échappe à sa main qui ne saisit que les vibrations des émotions.
En peignant, Marco parle au dessin, au musicien. Il s’excuse de lui fournir un cor aussi grossier, mais il sonne bien, lui dit-il. Il lui parle de Rosetta. Peut-être aime-t-elle la musique, plus que la peinture. Mille fois Marco reprend des détails sur l’instrument. La nuit venu il s’endort épuisé, son tableau inachevé. Avant de sombrer il se dit qu’il ne retournera voir Rosetta que lorsque il aura peint à l’homme à la casquette un instrument si parfait qu’on l’entendra sonner hors de la toile.
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