samedi 7 novembre 2020

 

Joseph et Alice

L'heure du lait

(Bareille, Ariège, auteur et date inconnus, la femme est  Anna, la grand-mère de Joseph, la ferme était encore ainsi lorsque j’étais enfant)


J’ai dix ans. Je suis immobile sur le pas de la porte, un pot à lait en fer blanc dans la main. Dehors ça sent la vache et le foin, dedans ça sent la suie et les œufs frits. Une bande de chats roux lapent le lait frais dans une écuelle posée à l’extérieur sur la terre battue. Je n’ai jamais vu un animal dans cette pièce sombre où vivent Joseph et Alice. Sans doute n’ont-ils pas le droit d’entrer, ni les chiens, ni les chats. C’est leur seule interdiction, sinon ils vont où ils veulent. Souvent la nuit, j’entends les aboiements qui résonnent loin dans la montagne.

Les braises luisent dans la grande cheminée surplombée d’un long linteau de bois noirci, éclairent le tabouret posé là, à l’intérieur du cadre, suffisamment loin du foyer pour ne pas être mangé par les flammes, le même tabouret que celui que Joseph utilise pour la traite.

Joseph vient de traire, il a fini sa journée. Alice non. Elle doit  servir Joseph qui trône au centre de la salle, attablé devant son assiette, une miche de pain et son porron de vin, une carafe au bec en forme de cône qu’il tête pour boire, Joseph qui trône son couteau à la main, l’œil vif et le sourire chantant. Il est gros, un embonpoint ferme et joyeux, la peau tannée et cuivrée. Le béret rejeté en arrière laisse apparaître une marque blanche sur son front et quelques cheveux raides collés par la crasse et la sueur. Il porte les mêmes trois épaisseurs qu’il gardera toute la semaine, une veste de travail bleue ou grise tachée, rapiécée, une chemise de flanelle à carreaux, et un maillot de corps. C’est lui qui mange le premier, c’est lui qui parle, Alice ne fait qu’acquiescer.

J’ai dix ans, j’attends sur le pas de la porte qu’Alice ait servi Joseph, puis qu’elle vienne remplir mon pot d’un litre de lait frais qui sent l’étable. Le grand seau et l’entonnoir sont près de la cheminée, là où Alice se tient quand elle fait à manger. 

Joseph me parle, il blague. Il aime quand nous venons, mes sœurs ou moi. Joseph et Alice n’ont pas d’enfant. Ils n’en auront jamais.

Joseph blague et Alice est debout derrière lui, les mains posées sur le dossier de la chaise. Elle sourit, elle acquiesce, toujours, c’est comme ça.

Alice a les joues rouges et des lunettes. C’est elle aussi qui tient les comptes, alors il faut des lunettes. Elle porte une blouse à petits carreaux, sans manches. C’est l’été, la saison où elle tient la fourche tandis que lui conduit le tracteur. Ses bras aussi sont rouges.

Au centre de la pièce, au dessus de la grande table de bois brut,  pour éclairer la scène il n’y a qu’une ampoule nue pendue au plafond à côté d’un tortillon de papier tue-mouche.

Je suis là immobile. Je m’imprègne de ce clair-obscur, de ces odeurs fortes. De temps en temps je jette un coup d’œil vers le sombre escalier qui monte à l’étage, là où ils dorment. Je voudrais tant savoir comment c’est là-haut. J’ai toujours aimer savoir comment les gens dorment, après tout nous passons une grande partie de notre vie à dormir. Maintenant, des années plus tard, je me demande si la tendresse avait un peu de place là-haut.

Mais à dix ans je n’ai que la curiosité d’un môme qui se demande ce qui se cache  là où c’est noir, un môme qui se sent ici chez lui, alors qu’il ne vient pas de ce monde là, un môme fasciné par une scène dont à cet instant il fait partie et dont il ressent pourtant sans pouvoir la nommer une profonde injustice.


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