vendredi 13 novembre 2020

 

Les voleurs

(Marnes-la-Coquette, Hauts-de-Seine, 16h)

Oh non, je ne suis pas un ange. Ni un oiseau.

Pourtant je vole.

Personne ne le sait.

Je suis cordonnier. Je cache bien mon jeu. Qui pourrait imaginer qu’un spécialiste de la chaussure s’envole au moindre prétexte.

Je vole, oui, mais je reste chaussé et habillé, je ne suis pas un ange, juste un cordonnier.

J’ai mon heure, je reste discret, je sors par la fenêtre quand Sophie et les enfants dorment à poings fermés. 

Les enfants apprendront un jour, quand ils seront grand, quand ils se feront une idée sur la nature humaine, quand ils choisiront leur camp.

Pour l’instant ils apprennent à réparer les chaussures.

Je sors la nuit. Il suffit que je me concentre et je m’élève sans effort.

Souvent je me pose sur une branche au dessus de l’étang. Je regarde la lune vibrer dans l’eau.

Il arrive qu’une chouette ou un écureuil me tienne compagnie. Nous regardons ensemble la lune vibrer dans l’eau en croquant des noisettes. Nous parlons peu, aucun de nous ne parle la même langue, nous nous regardons, nous nous frottons le poil, ou la plume, nous soupirons, nous faisons de petits hm hm.

Au printemps dernier j’ai fait quelques escapades diurnes. Le monde était à l’arrêt, les gens cloîtrés, je pouvais voler en toute discrétion.

J’ai fait connaissance d’autres oiseaux. Nous nous étonnions du silence.

Nous sommes à nouveau confinés, mais le monde n’est pas à l’arrêt cette fois ci. 

C’est trop risqué de voler au soleil. Pourtant je prendrais volontiers l’air en plein jour, la boutique est fermée, la chaussure n’est pas considérée comme essentielle. Comme si tout le monde volait!

Lors de mes sorties, je dois voler de plus en plus haut. Ils ont installé partout des caméras de surveillance. Heureusement elles ne regardent qu’en bas.

Il y a deux jours j’ai rencontré un  autre voleur, dans le séquoia au dessus du cinéma.

Vu l’heure et la hauteur de la branche il n’y avait aucun doute sur nos capacités respectives.

Il s’appelle Henri, il est peintre. Il m’a raconté que parfois, la nuit, il repeint le haut des immeubles en bleu. Les gens mettent très longtemps à s’en rendre compte, ils ne lèvent plus la tête.

Henri m’a affirmé que nous n’étions pas les seuls à voler le soir venu, nous étions de plus en plus nombreux. Un jour nous n’aurons plus à nous cacher.

Je me suis dit qu’il était temps de dévoiler ce secret à Sophie. C’est la seule chose que je ne lui ai jamais dite depuis notre mariage.

La nuit dernière, dès qu’elle s’est endormie je me suis envolé. Ni Henri dans le séquoia, ni l’écureuil dans le platane n’étaient là. Je suis rentré beaucoup plus tôt que prévu.

Sophie n’était pas dans le lit. 

J’ai attendu.

Et soudain je l’ai vue arriver en volant par la fenêtre.

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